La création est-elle libre ?

À l'heure où les réseaux asociaux et autres médias digitaux nous traquent jour et nuit, nous imposant un déferlement de visuels et provocations souvent anonymes, il est peut-être utile de prendre position en tant que professionnels sur le rôle de la création et de la valeur à donner à l'information en général.

Olivier Chandru et François Soragna, fondateurs et directeurs de création d'Esprit Libre, répondent ici à des questions formulées par des étudiants ou stagiaires auxquels ils ont été confrontés durant plusieurs années lors de sessions ou d'ateliers. Et qui s'interrogent à juste titre sur les limites d'un exercice somme toute difficile.


La création doit-elle être libre ?

Olivier Chandru : Bien sûr. Et sans limites… quand il s’agit de création personnelle ! Mais dès qu’elle rentre dans le champ social et sociétal, publicitaire entre autre, elle s’en trouve modulée, modérée; même si souvent ce sont les idées nouvelles, inclassables et dérangeantes — voyez les mythiques campagnes de la marque Benetton — qui ont souvent fait évoluer plus vite et plus loin la société dans son ensemble. Mais il ne faut pas se tromper de combat, c’est tout. Nous sommes d’abord des communicants, ni des artistes ni des militants.

François Soragna : Et ainsi ne pas confondre un combat qui peut être personnel et le devoir de faire comprendre, accepter et adhérer l'autre à un message précis, d'intérêt général par exemple.

Que voulez-vous dire ?

FS : Prenons un exemple : concernant notre soutien créatif à la lutte contre le Sida, nous sommes partis du constat qu’aucune campagne jusqu’à présent n’avait véritablement rempli son rôle : bien informer pour sauver des vies. À majorité parisienne ou lyonnaise, les campagnes d'information s’accordaient toutes sur des visuels conceptualisés, provocants, souvent très beaux mais sujets à trop d’interprétations et générant trop de distance avec la dure et triste réalité. Trop de complexité également à l’égard des populations visées. Les créatifs des agences se font trop souvent plaisir et les agences « profitent » des actions dites « d’intérêt général » pour, hélas, s’engager dans une course à la création, un compétition pour sortir le « concept absolu » qui remportera des Oscars ou des Lions d'or.

OC : Ce n’est pourtant pas un concours ni l'occasion de viser des récompenses ! Au contraire, il s’agit en particulier de rendre le message visible, lisible, accessible, sans perdre l’impact nécessaire à ce type d’action.

Les créatifs des agences se feraient donc plaisir ?

FS : Oui, trop souvent. Ils étalent leur talent là où il ne le faut pas nécessairement. Loin de moi cependant l’idée de brider la création, le concept ! Mais il faut savoir parfois mettre son ego en sommeil et servir du mieux possible la cause que l’on défend. Même si c’est au dépend du « remarquable » ou du « différent ». Dans nos campagnes nous avons privilégié l’info, la vraie : par exemple, la maladie est transmissible par fellation ; ce n’est pas facile à dire ni à écrire; d'ailleurs avant cette démarche jamais cela n’avait été stipulé sur une affiche ! Comme si cette pratique et ses conséquences étaient « tabou » ! Nous avons choisi de le rompre, voilà tout.

OC : Et d’interroger les gens plutôt que de les choquer. De faire appel à leur jugement, à leur conscience et inconscience : « Êtes-vous sûr(e) de ne pas avoir le sida ? ». Qui peut répondre « oui » à 100%... puisque la relation s'établit à deux ? Est-on sûr(e) de l'autre ? Peut-on parler pour elle ou pour lui, à sa place ?

FS : Une anecdote : le jour de la conférence de presse, un journaliste radio m’interviewe à ce sujet et, de fait, je lui pose précisément cette question ; celui-ci sourit, sûr de lui, quand, petit à petit, je le vois sourciller, s’interroger, puis se métamorphoser : ses cellules grises s’étaient mises en marche. Et, sa conclusion ne devait plus être de même nature puisqu’il a brutalement mis fin à notre entretien, s’est levé blanc comme un linge et a disparu sans dire un mot. Il a sans doute pris conscience que la question se posait entre partenaires sexuels avant tout... et qu'il ne connaissait pas la réponse.

OC : C’est cet effet que nous voulions justement obtenir ! Et sans une hypercréativité visuelle qui détourne l’attention du vrai sujet. Avec simplement des aplats de couleurs vives, des typos accrocheuses, un ton décalé agencés de telle manière qu'ils ne prennent pas le dessus sur le message de fond, prioritaire.

FS : Dans tous les cas c’est la conception que nous avons de la créativité à l’agence. D’ailleurs, ce sont souvent les créatifs qui se responsabilisent sur ce type de question alors que les responsables de clientèle chercheraient plutôt de la visibilité pour leur agence. Ce qui paraît naturel... mais qui se révèle inopportun.


Un exemple vécu peut-être ?

FS : Cela me rappelle une anecdote datant de l’époque ou j’assumai les fonctions de directeur de création du groupe franco-américain MGTB Ayer Méditerranée. Elle illustre bien cette tentation du concept fort et impactant… peut-être au détriment de la juste information. Notre siège nous avait demandé une campagne d’intérêt général de grande ampleur ; nous avions choisi le thème de l’environnement (qui n’avait pas encore le vent en poupe) et plus particulièrement de la Méditerranée, déjà fortement polluée.

OC : Je me souviens ! Le visuel que nous avions travaillé représentait une photo de la mer vue de la plage, lacérée, et qui portait comme slogan le traversant : « Putain ta mer ». Ce qui renvoyait à la nature particulière des gens du Sud, à leur fierté, à leur insolence, mais aussi à leur attachement au sacré symbolisé par la Mère. Ce qui avait pour but de les réveiller !

FS : La maquette a fait le tour des chaînes (car cela devait aussi passer en tv et radio) et des grands quotidiens : tous les patrons étaient enthousiastes, tout en trouvant la chose osée. Jusqu’au CSA à l’époque qui donna son aval. Nous fûmes donc conviés à Paris, et reçus, un lundi matin, par l’ensemble du Conseil du groupe où siégeaient les quatre fondateurs. La maquette passa de main en main, recevant une approbation générale, avant de brusquement s’arrêter à hauteur du directeur de création associé, par conséquent mon seul supérieur dans l’entreprise. Et celui-ci mit sur le concept son véto formel. Devant cette décision irrévocable nous dûmes quitter les lieux pour laisser les associés et les dirigeants régler cet incroyable revirement de situation. Ce fut le début de la fin de l’agence qui, quelques mois après, en vint à fermer les portes.

OC : Entre-temps, le fameux directeur de création, s’était retourné vers nous et nous avait encouragé à travailler d’autres pistes en collaboration ; mais le coeur n’y était plus, ni l’esprit.

FS : En revanche, je ne sais pas si, au fond, il a eu raison ou tort. C’est bien sûr castrateur pour un créatif que de renoncer à son idée-choc ; et on l’a vécu ! Mais, quelques années après, la question se pose avec toujours la même force : doit-on nécessairement « choquer », repousser les limites des concepts, agresser, pour capter l’attention du public et générer le débat ? Qu'on en juge sur l'état de santé de nos médias et réseaux officiels ou officieux !