Slogans de toilette (ou, le syndrome de la poire)

Au royaume de la conception-rédaction publicitaire, le client est roi, et il est un fou du roi dont le statut et le pouvoir dépassent largement la position officielle d’amuseur public. Un ministre du culte que même le roi vénère, et dont chaque apparition a même le pouvoir, dit-on, de faire entrer son concepteur en grâce aux yeux du monarque pour plusieurs séances du conseil. Le jeu de mots. 


Pas celui du Canard, hein, qui n’est que vil et méchant, qui ne fera que dévaloriser l’objet visé. Non. Le noble, le brillant plutôt, qui valorisera autant son concepteur que le public qui le comprendra. Celui de Libé, donc, car nous sommes tout de même en royauté, faut pas déconner. 


Sur son carnet Moleskine…

Le concepteur-rédacteur, ou CR (dans la pub, on adore les acronymes, mais uniquement ceux qu’on invente nous, les autres étant toujours nuls et ringards), hautement intègre, passionné de culture et de finesse langagière par ailleurs, serait prêt, raconte-t-on, aux pires compromissions pour un jeu de mots qui fait mouche. Et noterait ledit en secret, et en tout petit, sur son carnet Moleskine, puis attendrait le bon moment, en séance du conseil, l’instant de silence garantissant le meilleur effet (certains compteraient même jusqu’à 3, après le début du blanc), pour envoyer la missive, lancer le missile qui déclencherait alors un nouveau silence des membres du conseil, lourdement chargé, celui-là, d’admiration et de soulagement. Certains disent y avoir aussi vu personnifié le sentiment de jalousie, mais c’est faux, car au royaume de la conception-rédaction, nous sommes tous des chevaliers sans égo, au service désintéressé du roi. 

Et donc, le jeu de mot aurait le pouvoir de clore les débats, de couper court à toute réflexion, synthétisant en une locution hyper-concentrée la solution magique au problème d’épine dans le pied du roi, au bouton qu’il a sur le nez, le faisant immédiatement disparaître aux yeux du public. Une sorte de Biactol de l’image de marque (à l’opposé, le jeu de mot du Canard, tant il est brutal et invasif, serait plutôt perçu comme un vulgaire tire-comédons, laissant forcément des traces et quelques remords coupables). 

Au royaume de la conception-rédaction, donc, le client est toujours roi. Un peu dictateur, aussi, mais on dit roi, c’est plus chouette. Sous ce régime, alors, le jeu de mot deviendra donc slogan, car il aura cette capacité à faire passer le message, toujours complexe et réputé incompréhensible pour le public (car le public est idiot, rappelons-le, sinon il serait roi), et ce de manière concise, car le public n’aime pas les phrases longues et explicites, tout comme il n’aime pas qu’on lui dise la vérité, bien entendu. 

Nous préférerons donc rester courts et évasifs, ne dire qu’une partie du message, mais à double-sens, bien sûr, car sinon, ce ne serait pas un jeu de mots, ce ne serait pas brillant, et ça ne vaudrait pas plein d’argent. Quitte, même, à s’emballer, ne voyant plus que le second sens du mot – celui qui fait rire – en aurait-il encore deux ou trois autres supplémentaires.  

Et c’est là, à l’entrée de la courbe, que le concepteur-rédacteur perd la vue, et part en dérapage. C’est là, qu’aveuglé par son propre talent de manipulateur et par son envie de paraître brillant à quelqu’un d’autre qu’à sa mère, il gomme de son cerveau tous les petits III et IV en chiffres romains qui l’ennuyaient tellement quand, lycéen, il devait chercher dans le dictionnaire toutes les définitions possibles d’un mot, pour ses commentaires de textes, le samedi après-midi, au lieu d’aller jouer au foot (ce sont d’ailleurs ces samedis qui l’ont amené au métier de concepteur-rédacteur, qui l’a rendu tellement plus proche du pouvoir et de la décision, et tellement moins riche que ses copains joueurs de foot). 


Fulgurance créative…

Ainsi donc n’y a-t-il plus, tout à coup, que deux sens possibles à un mot. Pas trois, pas quatre. Deux. Celui qui doit être perçu, et celui qui fera rire. Le fou du roi est aux anges, et le roi est comblé. Ainsi donc, le concepteur-rédacteur propose-t-il à une marque de jus de fruits dont l’unique positionnement est le « pur jus », le fruit pur, sans additions ni dilutions, le slogan magique et prometteur « Fruits d’artifice ! ». Comment ne pas tomber en pâmoison devant une telle fulgurance créative ?! Comment ne pas rêver d’avoir eu soi-même cette idée géniale, essence pure d’efficacité publicitaire, d’impact cognitif, et, disons-le, digne de figurer en Une de Libé ?!! 

Mais, tout à coup, avec un effet retard, la magie s’efface, laissant brutalement place à la stupeur (oui, le concepteur-rédacteur est capable de stupeur, c’est d’ailleurs à cela qu’on le reconnaît dans la rue) ! Tandis que le footballeur sourira encore, 300 mètres plus loin au volant de sa Maserati, du slogan qu’il aura aperçu au passage, voire même aura peut-être tout à coup envie de goûter à cette explosion promise de fruits et de saveurs, le concepteur-rédacteur, quant à lui, se figera brutalement sur son scooter (manquant même, tout à son inattention, percuter un superbe coupé Maserati), réalisant à retardement qu’il vient d’être exposé à un cataclysme langagier, à une réaction en chaîne incontrôlable du sens ! « Des fruits d’artifice » ????!!!! Mais… Mais… Nan, tépapotible ! Ils ont laissé passer ça ! Le concepteur ! Le directeur de clientèle ! Le client-roi, lui-même ! J’y crois pas ! 

Et là, le sol se fissure, et le monde se divise brutalement en deux catégories. Ceux qui ont compris, et ceux qui creusent (Sergio, si tu nous lis, merci). Ceux qui creusent peuvent directement passer au paragraphe suivant. Ceux qui ont compris aussi, d’ailleurs, ça leur fera pas de mal. 

Sans doute, ici, le fou du roi a-t-il fait le jeu de mots de trop, signé son arrêt de mort. Sans doute le moment est-il venu pour lui, de payer le prix de son pacte avec le double-sens. Sans doute a-t-il déjà compris lui-même, une fois les affiches placardées à l’attention de tous les footballeurs et de tous les directeurs de la communication du royaume, l’hérésie qui est la sienne, la disgrâce qui lui est maintenant promise. Comment a-t-il pu tomber dans le piège du bon mot à ce point ?! Comment a-t-il pu proposer au nabab du pur jus un slogan qui dit littéralement que ses fruits sont des faux ?! 


Avançons ici plusieurs hypothèses…

Par exemple, le CR peut être un grand con inculte et illettré, imbu de sa personne et aveuglé par son ego démesuré, ne se souciant aucunement de l’image de son client, serait-il roi, car lui-même est un prince, qui ne songe qu’à briller en public, à séduire la petite stagiaire de la compta et à s’acheter la nouvelle réédition de la Norton Commando, après avoir revendu sa Maserati à un footballeur rencontré en boîte, parce qu’elle faisait trop Beigbeder, et pas assez hipster. C’est possible, mais peu probable, parce que les footballeurs paient leurs voitures en liquide, et le CR a besoin d’une facture, car c’était un véhicule de direction. 

Autre possibilité, nous ne vivrions plus dans une dictature du client, mais dans celle du slogan. Tout le monde, le roi et ses vassaux, n’aurait plus qu’un seul langage commun, véhiculaire et réduit, pour être intelligible à tous. Et ce langage aurait toujours deux sens, « je vous amuse, je vous séduis » et « je vous vends », mais jamais plus. Et l’on aimerait autant le message que ce qu’il décrit. Autant le signifiant que le signifié. Et, dans cette civilisation du loisir, le plaisir du bon mot, sous couvert d’une richesse de la langue, ne ferait que réduire cette richesse à une « simple duplicité », masquant la diversité et la multitude. Au-delà du double-sens, au-delà du divertissement, votre ticket n’est plus valable. Les CR n’auraient alors plus qu’à maîtriser le message et l’humour, pas le sens, au mépris du destinataire. Un appauvrissement de la langue, affiché fièrement. Un accord, entre émetteurs et destinataires, sur la gratuité du bon mot. L’essentiel serait de distraire, même s’il en coûte, aux yeux de quelques pisse-froid, cherchant un troisième sens.  

À laquelle de ces hypothèses correspond le slogan « Fruits d’artifice ! » ? À laquelle de ces catégories rattacher « la poire » de la Renault 14 ? Erreur, ou jeu gratuit ? Difficile, voire impossible, de le découvrir. 

Peut-être pourrions-nous aussi percevoir ces slogans pour ce qu’ils sont, un aveu inconscient, une vérité cachée, « Oui, nos fruits sont faux, ils sont d’artifice ».